C’est la rentrée des ateliers d’écriture à la maison d’arrêt.
Avec l’association Tandem, nous avons rendez-vous pour une visite guidée des lieux. J’y suis déjà venue, mais pas la présidente de l’association.
Dans la rue, nous attendons sans impatience, il fait beau. L’enceinte d’un beige uniforme s’élève jusqu’aux barbelés enroulés : une grande porte verte pour les véhicules et une minuscule pour les piétons s’ouvrent sur son flanc.
Nous entrons. Double sas. Il faut attendre que la diode verte s’allume. Puis nous traversons la petite cour : entre les murs élevés couronnés de barbelés, des travaux sont en pause. Comme il fait beau, l’ensemble rayonne dans la lumière de début d’après-midi. Mais quand nous pénétrons dans le grand bâtiment, nous plongeons dans l’ombre et les procédures.
La directrice du SPIP nous accueille très chaleureusement. D’ailleurs, toutes les personnes que nous verrons ce jour-là se mettent en quatre pour nous montrer le meilleur de la maison d’arrêt.
Ici vivent des gens
Nous suivons les consignes.
Carte d’identité, passage du sac à dos sur le tapis roulant et aux rayons X, traversée du portique… Ni ceinture, ni lunettes, ni téléphones. Même sans métal, la présidente fait sonner les alarmes et clignoter les yeux rouges du portique.
— Allez-y lentement, conseille l’un des surveillants, ça devrait passer.
Et en effet, ça passe. Les mystères de la détection.
Une mosaïque reproduisant des tableaux de Klimt nous attend de l’autre côté avec le directeur adjoint. Il nous accueille en compagnie d’un surveillant et d’un lieutenant fraîchement promu qui va bientôt quitter l’établissement. Le directeur nous fait dire qu’il est désolé de n’avoir pas pu venir lui-même, il a été retenu au dernier moment et le regrette : on ne plaisante pas avec les activités littéraires, ici !
Nous descendons au sous-sol par un escalier en colimaçon qui ouvre sur une salle jaune basse de plafond dont la seule fenêtre est un soupirail grillagé. Il faut que je m’habitue aux ouvertures étroites et aux barres.
Le directeur adjoint et la directrice du SPIP prennent le temps de nous expliquer où nous sommes et qui vit ici. Car c’est une vraie petite communauté de plus de cent vingt détenus et d’une soixantaine de personnels pénitentiaires. Ici habitent des prévenus (donc présumés innocents et qui ne restent pas longtemps) et des condamnés. La moyenne des séjours : six mois. Mais certains sont des habitués et reviennent régulièrement…
À ma droite, le surveillant, âgé de vingt-six ans, a déjà l’expérience d’une autre maison d’arrêt. Malgré sa jeunesse, il connaît son sujet. À l’autre bout de la table, le lieutenant, lui, a l’expérience du vétéran et une humanité qui transparaît dans son attitude. Pendant que le directeur adjoint nous brosse le tableau, les talkies-walkies des deux hommes en uniforme grésillent et parlent. Dans un bel ensemble, le lieutenant et le surveillant les portent à l’oreille. Le directeur adjoint n’en cesse pas pour autant son discours, il est habitué.
Nous remontons en laissant nos sacs, nos téléphones, et mon casque de vélo. Bref, on part les mains dans les poches.
— Ici, on ne risque pas de se faire voler, glisse le directeur adjoint, un peu taquin.
J’aime bien son humour.
Les choses sérieuses
En haut, les choses sérieuses commencent.
Pour entrer, il faut se faire ouvrir la grande porte grise. Nous entrons dans un lieu tout blanc, un tube octogonal d’où partent des couloirs dans quatre directions. Au milieu, une sorte d’aquarium pour humains dans lequel trois surveillants assis surveillent des vidéos et répondent aux questions de leurs collègues, debout. Je lève la tête : il y a au moins deux niveaux, chacun séparé par un filet métallique horizontal. Je réalise aussitôt qu’il s’agit d’une mesure anti-suicide. Bienvenue en prison !
Il faut passer une grille.
— Je t’avais dit de mettre un panneau « peinture fraîche », dit l’un des surveillants en rigolant.
Il a la main toute grise. Le peintre est un détenu, il passe consciencieusement son rouleau sur les grilles qui le séparent de la liberté. Et il rigole autant que le surveillant.
— Ici, c’est le bureau du Gradé.
J’entends la majuscule dans la bouche du surveillant qui nous le présente.
Nous comprenons vite que c’est le saint des saints. Ici chacun vient déposer son problème et le Gradé trouve une solution. Oui, rien que ça. C’est le gars qui résout tous les problèmes. Et ce n’est pas ce qui manque : de la distribution de bons de cantine à la tentative de suicide, il y a de la matière. Il y passe toute sa journée, du matin vers 6 h 30 au soir tard.
Son bureau est vert comme l’espoir.
Pendant notre présence, il répond à plusieurs appels sur le talkie, retarde une promenade de détenus et décale les activités du jour. La routine.
Nous passons dans un autre couloir dont les portes en bois portent des intitulés inattendus : « dentiste », « salle d’attente ». Un médecin, une psychologue, et une assistante sociale font aussi des permanences. Si les bureaux médicaux sont accueillants, la salle d’attente est spartiate : entièrement vide. Le surveillant nous montre les murs fraîchement repeints :
— On les rénove régulièrement parce qu’ils sont dégradés régulièrement.
Il y a une certaine logique.
La cuisine se trouve un peu plus loin. Le plafond s’élève à au moins trois mètres. À droite, deux friteuses géantes et des feux à gaz dont les pattes de support sont aussi épaisses que des queues de casseroles. À gauche, de gros frigos et des espaces de travail en métal brossé.
— Les détenus font eux-mêmes la cuisine, et on mange bien, ici !
Ça fait presque envie.
— Il y a un gros travail de sélection de ceux qui viennent ici.
On s’en doute, mais le directeur adjoint nous l’a bien précisé tout à l’heure : pas de détenu condamné pour violence à proximité des couteaux. En revanche, quelqu’un qui est là pour conduite en état d’ivresse — ce qui peut nous arriver à tous, glisse-t-il toujours taquin —, on peut le mettre en cuisine.
Le surveillant attend l’ordre de départ donné au talkie pour nous faire sortir. Nous ne devons pas croiser de détenus de retour de promenade.
L’étage des détenus
Nous montons à l’étage par un escalier en colimaçon, ouvert, cette fois. Le mur aurait bien besoin d’un coup de peinture, comme la grille. Nous arrivons au-dessus de l’aquarium de tout à l’heure. Une passerelle traverse son toit octogonal et une coursive fait le tour du tube. Le surveillant nous explique qu’autrefois un prêtre venait dire la messe ici. Il se plaçait sur le toit de l’aquarium, des barrières de part et d’autre de la passerelle fermaient l’accès. On ouvrait alors les portes des détenus qui voulaient y assister et ils étaient autorisés à se déplacer.
Le bâtiment, date, nous dit-on, de 1860 environ.
Dans l’un des couloirs de droite, j’aperçois trois détenus en bleu de travail, des plastiques et des chiffons à la main. Ils nous saluent aimablement de loin.
D’ici, nous avons une vue panoramique sur trois couloirs larges le long desquels s’alignent les cellules. La clarté des murs au blanc écaillé procure une étonnante lumière à ce lieu fermé.
Toutes les portes sont pleines, pas de grillage derrière lesquels se tiendraient les détenus.
– On n’est pas dans une prison américaine, ici !
Nous rejoignons l’endroit où je vais animer les ateliers d’écriture : la bibliothèque. Le détenu bibliothécaire doit attendre notre départ pour y revenir.
Je connais l’endroit, j’y suis déjà venue : elle n’est pas grande, à peine onze mètres carrés, mais l’espace est utilisé au maximum de ses capacités. Livres en bon état, magazines et même des codes civil et pénal reposent sur les étagères.
— Ceux-là, les détenus n’ont pas le droit de les emprunter, c’est seulement en consultation sur place.
Un petit bureau pour le détenu-bibliothécaire sur lequel je lis « les droits du détenu-lecteur ». Une reprise de ceux qu’a rédigés Daniel Pennac pour les lecteurs (détenus ou non !). À côté, des bons de cantine s’empilent.
— Le détenu-bibliothécaire s’occupe de la distribution des coupons.
Je suis à peine surprise : comme tous les bibliothécaires, il est multitâche.
C’est sur la petite table ronde que nous écrirons. Elle comporte quatre places, une annonce pour les prochains cafés littéraires organisés par l’association et le prospectus de l’écrivain public qui vient le vendredi rédiger les courriers administratifs et personnels.
Le luxe de cette petite pièce : un soupirail qui donne de la lumière naturelle.
Le QI, quartier d’isolement
Nous redescendons pour nous rendre dans le quartier d’isolement. Il est habité.
— Je ne peux pas ouvrir cette porte, il y a un détenu avec son avocat.
Mais nous avons le droit de voir une autre cellule, dont l’occupant vient de partir en promenade. Neuf mètres carrés, un lit, un lavabo, des toilettes et une lucarne. Et une collection impressionnante de bouteilles de shampooing. Je suis gênée de regarder l’intimité de cette personne.
Et de l’autre côté, une cellule vide dont l’intérieur de la porte est marqué de traces de coups.
– Il a fait ça avec les coins de la table.
Enfin, voilà la promenade.
Ce mot m’évoque malgré moi une vaste étendue d’herbe verte. La réalité est un couloir de béton de quarante mètres de long, avec des grillages au-dessus. Hauteur : deux mètres cinquante à vue de nez. Largeur, trois. Dans les deux autres, on aperçoit des graffs colorés mais la taille semble identique.
Les surveillants connaissent bien les détenus que nous croisons.
— Il y en a un, je le connais depuis des années, c’est un type bien. Il a passé son bac ici. Mais ses vieux démons le hantent toujours et il revient régulièrement à la maison d’arrêt, alors on se retrouve. Sinon, les rares fois où il est dehors, je le croise quand je fais mes courses, on se dit bonjour.
— On est un peu comme leur deuxième famille, renchérit un autre, on vit avec eux.
Et c’est vrai que les couloirs et les détenus sont calmes. Est-ce particulier à ce jour ?
Nous visitons aussi la salle de formation qui remplace celle de musculation (transférée dans un local plus grand), et l’espace informatique. De l’autre côté se trouvent les ateliers qui forment entre autres des plaquistes et bientôt des électriciens, en collaboration avec des organismes agréés. Objectif : réinsertion.
Évasion
Au rez-de-chaussée, nous franchissons de nouveau la grille grise. Le détenu ripoline toujours les barreaux avec application, mais cette fois, une pancarte découpée dans du carton indique « peinture fraîche » écrit à la main.
Au moment où la grille s’ouvre, un détenu qui passait, en bleu de travail, fait mine de partir avec nous sous les yeux d’un surveillant qui lui lance, goguenard :
— Hé, tentative d’évasion ! Tu vas prendre cher.
Ils échangent un sourire puis chacun continue sa route.
Des évasions, ici ? Le surveillant est très clair :
— Il peut arriver que certains détenus demandent une permission et ne reviennent pas. Mais on n’a pas de gars qui casse tout et qui part avec hélicoptère et mitraillettes.
Pas le genre de la maison, donc.
De l’autre côté de la grille, nous entrons dans les parloirs.
— C’est le seul endroit un peu américain, ici.
Américain ? Contrairement à d’autres parloirs en France, celui-ci est commun : c’est une grande pièce avec des tables et des chaises « à l’américaine ».
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
Bien fixé au mur du parloir, se trouve un appareil étrange. On dirait un écran de minitel au-dessus d’un sabot de carte bleue. Et en dessous se trouve un panneau horizontal sur lequel est dessinée une main.
C’est un vérificateur biométrique,
— Pour être certain que le détenu qu’on relâche est le même que celui qui est entré.
Sage précaution ! Visiblement, des frères se sont déjà fait passer l’un pour l’autre. Avec cet outil, ce n’est plus possible.
Ça y est, la visite est finie.
Au retour, passage par le portique avec le sac et le casque : ça sonne, ça s’allume, pas de problème.
J’ai hâte de revenir pour rencontrer les détenus, cette fois.