Lecture / Fatherland : récits de vies , récits de choix

Non, ce n’est pas une biographie de Poutine que racontent ces pages en noir et blanc !

Fatherland de Nina Bujevac aux éditions Ici même

Les deux parents de l’autrice, Nina Bunjevac, sont serbes et sont les personnages principaux de ce roman graphique publié par les éditions Ici même dans une traduction de Ludivine Bouton-Kelly. Il est plus spécifiquement consacré à un père qu’elle a mal connu et dont elle dresse un portrait à la fois dur, voire tranchant, et chargé de ces touches qui font la complexité de la vie.

Entre la Serbie et le Canada

C’est d’abord par le trait précis et aux linéaments épais que Nina Bunjevac attire l’attention  de son lecteur: on a parfois l’impression de feuilleter un recueil de photos dessiné dans lequel les humains sont figés. Certains passages se présentent d’ailleurs explicitement comme des pages d’album. Les personnages n’en sont pas moins croqués avec une grande intensité et une force qui tient sans doute à la profondeur des situations mises en scène. L’émotion est palpable dans ces images qui révèlent aussi bien ce qu’elles montrent en surface au premier regard que ce qu’elles cachent et qui flotte entre deux eaux. Le lecteur perçoit ces sous-entendus graphiques au détour d’une coiffure, d’un geste ébauché, du pli d’un vêtement, d’un pied parallèle à un mur.

Du trait à l’humain

Plongée dans Fatherland

Tout fait sens dans la composition de l’image et de la page mais aussi dans celle du livre qui est découpé en deux parties : l’une, intitulée « Plan B », raconte la séparation entre les deux parents et l’autre, « exil » parle de la séparation de ses parents, du choix terrible d’une mère qui décide de quitter le Canada pour la Yougoslavie avec ses deux filles en laissant son fils avec l’homme qu’elle a aimé mais qui s’est révélé être un terroriste dont l’activisme met en danger la vie de leurs enfants.

La seconde partie « Exil » raconte la vie du père, de sa naissance à sa mort, avec son fils et la cellule terroriste dont il fait partie. Elle se subdivise en trois sous-parties « enfance », « années de dissidence » et « exil ».

Cette deuxième partie éclaire la première et montre les lignes de fracture dans la société serbe dans et en en-dehors du pays.

La force de ce livre ne tient pas seulement à ses qualités graphiques, elle provient aussi de son caractère profondément humain et de sa capacité à montrer la complexité de l’empreinte que l’Histoire laisse sur les gens et de la difficulté qu’il y a à sortir indemne de ses jalons.

La rigueur du trait et de la composition au service de l’émotion.

Tous les personnages sont en effet traités sans aménité, avec réalisme mais avec une compréhension de leurs motivations qui leur fournit une épaisseur qui les fait sortir de leur existence bidimensionnelle de papier pour entrer dans nos vies comme les véritables êtres qu’ils ont été et sont encore pour certains d’entre eux.

L’Histoire de nos voisins

L’Histoire, elle, n’est pas seulement mise en scène par les cartes et les cadrages historiques. Le trait trapu et racé et la narration directe mettent surtout en valeur les événements de l’ombre au retentissement plus ou moins fort, leurs préparatifs et leurs conséquences sur les vies de ceux qui les ont menés à bien : l’Histoire telle qu’elle se vit, sans le recul qui nous permet de la juger et d’en analyser les tenants et les aboutissants ; l’Histoire d’hommes aux prises avec des événements qu’ils ont suscités mais qui finalement les dépassent

Fatherland est ainsi le livre des choix : celui d’une mère qui sauve ses deux filles et abandonne son fils, celui d’un homme qui choisit un idéal qui finira par le dévorer, celui de leurs enfants qui choisissent aussi leur voie et leur destin.

Par un dessin dont la stabilité et la solidité laisseraient croire que tout acte est simple et que toute décision facile, c’est à travers les méandres de l’âme humaine et des agitations des hommes que Nina Bunjevac monte son petit théâtre noir pour nous raconter cette histoire à la fois tragique et terre-à-terre, la sienne.

Un livre à faire lire à tous les Européens de l’ouest qui ne perdront jamais leur temps à se pencher sur la complexité taillée par l’Histoire des destins de leurs voisins de l’est.

À lire

Bezimena, le nouveau roman graphique de Nina Bunjevac vient de paraître aux éditions Ici même.

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