Une chronique familiale réaliste
758 pages dans l’édition du Livre de poche ne s’analysent pas en deux mots. On commencera donc par le « seuil » et en particulier le sous-titre éloquent : le déclin d’une famille. Il pose le cadre : chronique familiale, naturalisme, hérédité, étude sociologique, voilà ce à quoi peut s’attendre le lecteur. Et il le trouve en effet : il assiste à la lente déchéance de la famille Buddenbrook, riches négociants en grains, dans la petite ville de Lübeck. On suit les parcours des membres de moins en moins éminents de cette famille portée par Johann le grand-père, Johann le père, Thomas le fils, Johann dit Hanno, le petit-fils. Sans surprise, chaque génération apporte son lot d’échecs, minuscules au début, dévastateurs à la fin. Récit de vies, biographies assez classiques peut croire le lecteur qui a lu Balzac et Zola. Alors pourquoi lire une chronique familiale de plus ?
Un art consommé de la description
Commençons par ce qui frappe le lecteur dès les premières pages : l’art consommé de la description. Qu’il s’agisse des personnages de la haute bourgeoisie ou de ceux d’autres couches sociales moins élevées comme les domestiques ou les marchands, les portraits sont d’une vie et d’une finesse rares. Le vêtement, le geste ou l’habitude sont croqués en quelques lignes de même que le changement d’attitude, d’humeur ou de physionomie. L’efficacité dans l’évocation dans une langue limpide rend ces passages cruciaux pour la bonne compréhension de l’histoire. Aucun détail n’est anodin et on comprend que Thomas Mann ait refusé la proposition de l’éditeur qui demandait à réduire le roman de moitié. Chaque mot compte.
…sous influence schopenhauerienne
Mais c’est l’influence revendiquée de Schopenhauer qui donne toute sa profondeur à ce roman qui aurait pu rester d’excellente facture mais creux. Il est évident pour le lecteur que le livre que retrouve Thomas dans la bibliothèque et qu’il lit une après-midi de trouble est un texte du philosophe allemand, peut-être Le monde comme volonté et comme représentation. Il faudrait une thèse pour en montrer l’influence. En quelques mots, on reconnaîtra le conflit entre la volonté pure de vie et la représentation individuelle qu’en a l’Homme dans les choix antinomiques qu’ont faits les membres de la famille au fil du temps : le premier fils de Johann Buddenbrook se marie avec une femme en dessous de sa condition mais par amour, Christian, le frère de Thomas ne s’intéresse pas au négoce mais au théâtre et aux actrices et Hanno délaisse les affaires pour la musique et l’opéra. Mais Thomas lui-même est écartelé entre la prise de conscience qu’il subit et sa position sociale. Miné par ses incertitudes et sa découverte de l’absurdité de son activité, il n’est plus qu’une façade qui s’effondre quand elle il s’avère qu’elle sonne définitivement creux.
Vivre et mourir dans un univers viril et codifié
Quoi de plus percutant pour mettre en évidence ce contraste que l’univers viril et codifié du commerce dans une petite ville de province où tout le monde se connaît et dont personne ne sort ? Des vêtements aux différents moments de la vie (enterrements, mariages…) en passant par le montants des dots et le nombre de couronnes de fleurs tout est signifiant, tout est disséqué, tout est déformé, tout est utilisé pour asseoir sa position ou fragiliser celle des autres. Le livre de famille que lit la fille de Johann et la sœur de Thomas, Antonie Buddenbrook en est le symbole qu’on retrouve tout au long du roman. C’est lui qui explique les liens entre les différentes familles, c’est lui qui pousse Antonie à choisir le « bon » mari, celui que lui demande son père et qui s’avérera être un epomme pourrie, c’est sur ses pages qu’on écrit la gloire de la naissance ou la disgrâce du divorce, c’est lui qui reste à la fin comme une trace de la grandeur déchue. Et toujours, le nom se transmet, celui du chef de famille.
Un fil rouge : Antonie buddenbrook
Elle porte les stigmates de la grandeur puis de la déchéance et ramasse les miettes de la famille. Antonie Buddenbrook, fille de Johann Buddenbrook, ouvre le roman dès la première page. Elle a huit ans et se meut comme une reine dans un milieu riche et puissant. C’est aussi elle qui a la fin, vieillie, appauvrie, reléguée, deux fois divorcée, récupère le livre de famille et se lamente sur ce qui reste de ses membres et sur la perte de son nom. Entre les deux, elle assiste impuissante aux erreurs de la famille. La première elle voit les signes de déchéance et lutte en se pliant aux souhiats paternels ; elle croit agir pour le bien supérieur de la famille alors qu’en réalité elle précipite sa chute. On ne trouve cependant dans ce roman aucune ironie tragique. Tout se passe plutôt comme si l’auteur réglait aussi des comptes avec une société qu’il présente comme absurde et fermée à l’art, soucieuse seulement de fonctionner, c’est-à-dire de s’agrandir, de se perpétuer et de garder sa position dominante, ou mieux ,d’en acquérir une supérieure. Sans but réel. La fin de ces familles n’atteint donc personne d’autre que les quelques membres qui lui restent, la vie de la ville et des autres sociétés n’en est pas le moins du monde ébranlé.
La famille Buddenbrook est une étoile filante qui pendant un bref moment –Thomas Buddenbrook lisant Schopenhauer – a pris conscience de son inanité.
À lire pour le plaisir de faire un vœu en la voyant passer.