Dans un article précédent, je vous parlais de l’un des genres dans lesquels je me suis spécialisée, l’autopathographie. Mais que signifie exactement ce mot ?
C’est le « récit de l’expérience de la maladie par un patient », comme l’a défini le critique littéraire et chercheur universitaire Alexandre Gefen lors d’un séminaire pluridisciplinaire consacré à l’art de guérir.
Pour aller plus loin dans la compréhension de ce genre, penchons-nous sur son étymologie. Il se construit sur le même modèle que le mot bien connu « autobiographie ». Formé à partir de racines grecques, il se compose des termes « auto », soi-même, « bio », la vie, et « graphie » écrire. L’autobiographie consiste en effet à rédiger soi-même sa vie. Le mot autopathographie remplace le mot « bio » par « patho », pour « pathos » qui se rapporte au sentiment et en particulier à la maladie. L’autopathographie consiste donc à écrire sa propre maladie et peut être considérée comme une spécialisation de l’autobiographie centrée sur l’expérience de la souffrance et de la maladie.
On pourrait croire ce genre nouveau, puisque le mot l’est. En réalité, la pratique est ancienne. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir dans Le bourgeois gentilhomme de Molière, de nombreux auteurs ont écrit des autopathographies sans que le terme soit utilisé pour désigner leurs écrits.
J’ai moi-même découvert le terme il n’y a pas si longtemps, lors d’une discussion sur les différents genres de prestation en écriture dans lesquels je me suis spécialisée. Même si le mot est surtout employé aujourd’hui dans les publications anglo-saxonnes ou en français dans des publications à caractère plutôt médical, le genre est pratiqué depuis… l’Antiquité !
Les premières pathographies ont été rédigées par des médecins comme Galien ou des historiens, comme Thucydide racontant la Peste d’Athènes, et ce n’est que peu à peu que les patients ont pris eux-mêmes la plume (ou ont fait appel à des prête-plume !) pour raconter ce qu’ils vivaient.
Les différentes chroniques médiévales décrivant les épidémies présentent des exemples courts de pathographies, mais les autobiographies de toutes les époques comportent souvent des passages autopathographiques plus ou moins développés. On en trouvera par exemple chez Michel de Montaigne dans son Journal de voyage ou il relate les crises de « gravelle ». Elles seront si fréquentes qu’elles le pousseront à achever plus rapidement l’écriture de ses Essais.
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau ou les lettres de Vincent Van Gogh sur l’évolution et les symptômes de sa maladie constituent aussi des autopathographies.
On peut également citer la longue lettre de l’autrice britannique Frances Burney (dite Fanny Burney) adressée à sa sœur Esther exposant son opération d’un cancer du sein sans anesthésie (qui n’existait pas à l’époque, en 1811) dans un texte très dur et poignant.
Au XXe et plus encore au XXIe siècle, le genre se développe et prend son autonomie par rapport à l’autobiographie jusqu’à devenir un genre à part entière même s’il ne dit toujours pas son nom, ou très peu. L’ouvrage de Silvia Rossi, Écrire le cancer, de l’expérience de la maladie à l’autopathographie, publié en 2019, évoque le terme à propos d’écrivains italiens racontant leurs expériences du cancer. Mais un roman comme Le lambeau, de Philippe Lançon, n’est pas mentionné en tant qu’autopathographie, alors qu’il explique en détail la reconstruction physique et psychologique de l’auteur après l’attaque terroriste dont il a été victime dans les locaux du journal Charlie Hebdo en 2015.
Le récit de convalescence, d’annonce de la maladie et de lutte contre une pathologie particulière prend aujourd’hui son autonomie. Écrit par le patient lui-même, il se fait à la fois chronique, journal, réflexions intimes, mais aussi source d’encouragement pour d’autres malades. La vision du patient complète celle du médecin et y apporte ce que seul le malade peut connaître. Car comme l’écrit l’écrivain Italo Svevo :
« La santé ne s’analyse pas elle-même ; elle ne se regarde pas non plus dans un miroir. Nous seuls, les malades, savons quelque chose de nous-mêmes. »
extrait de La conscience de Zénon, chapitre « L’épouse et la maîtresse ».
S’il n’existe pas de règles spécifiques pour l’écriture d’une autopathographie, elle comporte plusieurs temps forts :
– le diagnostic ;
– l’effet produit sur le malade, le choc pour lui-même et ses proches ;
– les réactions ultérieures par étapes, de l’abattement à la lutte en passant par la colère ou le désespoir ;
– les conséquences sur la vie quotidienne du patient et les ajustements nécessaires, mais également sur sa famille et son entourage personnel et professionnel ;
– selon les cas : la fin de vie, la fin de la maladie ou l’apprentissage d’un nouveau mode de vie tenant compte de la pathologie.
Car comme l’écrit J.-M. Palmier dans Fragments sur la vie mutilée :
« La maladie n’est pas une simple atteinte physique, mais un bouleversement complet de l’être dans le monde. »
L’entrée dans la maladie est un choc auquel le patient n’est pas souvent préparé, alors même que chacun sait que tout peut arriver. Susan Sontag exprime ainsi cette connaissance mêlée de déni dans son introduction à La maladie comme métaphore :
« En naissant, nous acquérons une double nationalité qui relève du royaume des bien-portants comme de celui des malades. Et bien que nous préférions tous présenter le bon passeport, le jour vient où chacun de nous est contraint, ne serait-ce qu’un court moment, de se reconnaître citoyen de l’autre contrée. »
L’autopathographie se caractérise surtout par sa voix, celle du patient lui-même, unique et témoin authentique de ce qu’il vit, ressent et expérimente. Il commente, explique et décrit en détail ce que lui seul peut savoir dans un partage intime. Expérience d’un corps à travers les mots, elle plonge avec courage dans nos méandres intérieurs les plus profonds et dans nos craintes ou nos ressources cachées.
Voilà pourquoi j’ai choisi de faire de l’autopathographie l’une des spécialisations de mon travail de prête-plume. Accompagner des personnes qui racontent une expérience de vie aussi forte me nourrit humainement et me donne le sentiment d’être utile aussi bien aux patients qu’aux lecteurs. Les patients y puisent une vigueur nouvelle et les lecteurs reçoivent en partage leur élan vital. De l’humain brut.
N.B : Tous mes remerciements à Thomas Bonnet, étudiant en master de Lettres modernes, pour les précieuses informations fournies sur l’intervention d’Alexandre Gefen lors du séminaire « l’art de guérir ».